lettre de André Trocmé et Edouard Theis


André Trocmé et Edouard Theis- à leurs paroissiens (23 juin 1940) [1]

Frères et soeurs,

Le président de la Fédération Protestante a prononcé hier à la radio une allocution à laquelle nous voulons joindre notre voix. Dans cette allocution, M. Boegner appelle l’Eglise Protestante de France à l’humiliation pour les fautes qui ont amené notre peuple à l’état où il se trouve aujourd’hui.

Comme lors des grandes détresses d’Israël, l’heure est à l’humiliation. Humilions-nous tous pour la part de responsabilité que nous avons dans la catastrophe générale. Humilions-nous pour les fautes que nous avons commises et pour celles que nous avons laissé commettre, pour notre laisser-aller, pour notre manque de courage qui ont rendu impossible le redressement devant les tempêtes menaçantes, pour notre manque d’amour devant les souffrances des autres, pour notre manque de foi en Dieu et notre idolâtrie de la richesse et de la force, pour tous Les sentiments indignes du Christ que nous avons tolérés ou entretenus dans nos coeurs, en un mot pour le péché dont nous avons chacun notre part et qui est la seule cause véritable des malheurs sans nom qui nous frappent.

Humilions-nous devant Dieu, chacun personnellement. Comme particuliers, comme chefs ou membres d’une famille, comme citoyens, et comme chrétiens, comme pasteurs, comme conseillers presbytéraux, comme moniteurs, comme unionistes, comme fidèles de l’Eglise. C‘est de Dieu que nous implorons le pardon pour le péché dont nous sommes personnellement coupables et pour le péché de notre peuple, de l’humanité actuelle et de l’Eglise d’aujourd’hui dont nous sommes solidaires. C’est de Dieu seul que nous attendons le relèvement.

Cependant nous devons nous garder de certaines manières de nous humilier qui seraient une désobéissance à Dieu.
Premièrement, gardons-nous de confondre humiliation et découragement, et de penser et de répandre autour de nous que tout est perdu. Il n’est pas vrai que tout soit perdu. La vérité évangélique n’est pas perdue, et elle sera proclamée librement du haut de cette chaire, dans les réunions et dans les visites. La parole de Dieu n’est pas perdue, et c’est là que se trouvent toutes les promesses et toutes les possibilités de relèvement pour nos personnes, pour notre peuple, pour l’Eglise. La foi n’est pas perdue : l’humiliation véritable n’affaiblitpas la foi, elle mène à une foi plus profonde en Dieu, à une volonté plus ardente de le servir.

En second lieu, gardons-nous de nous humilier, non pour nous-mêmes pour nos propres fautes, mais pour les autres, et dans un esprit d’amertume mêlé de rancune. Ces derniers jours, au cours de nos visites, nous avons entendu de nombreuses plaintes de soldats contreleurs officiers, et d’ouvriers contre leurs patrons, de riches contre les pauvres, et de pauvres contre les riches, de pacifistes contre les patriotes, et de patriotes contre les pacifistes, de croyants contre les incroyants, et d’incroyants contre les croyants. Chacun accuse les autres, chacun cherche à esquiver ses propres responsabilités pour charger ses concitoyens ou les peuples étrangers, oubliant que Dieu seul peut juger et mesurer la culpabilité de chacun. Nous ne croyons pas qu’une telle humiliation soit féconde et puisse préparer la reconstruction de notre pays et de l’Eglise.

En troisième lieu, en humiliant nos coeurs, n’humilions pas notre foi et nos convictions fondées sur l’Evangile. Ainsi, parce que nous n’avons pas bien usé de la liberté qui nous était donnée, ne renonçons pas à la liberté, sous prétexte d’humilité, pour devenir des esclaves, et plier lâchement devant les idéologies nouvelles. Ne nous faisons pas d’illusions : la doctrine totalitaire de la violence a acquis ces derniers jours un formidable prestige aux yeux du monde, parce qu’elle a, du point de vue humain, merveilleusement réussi. Cette doctrine, ceux qui ont vaincu notre pays vont tenter de nous y soumettre par la force, ou, ce qui est encore bien plus dangereux, d’en imprégner notre société française. S’humilier, ce n’est pas plier devant une telle doctrine. Nous sommes convaincus que la puissance de cette doctrine est comparable à l’autorité de la Bête, qui est décrite dans le chapitre 13 de l’Apocalypse. Cette doctrine n’est rien d’autre que l’antichristianisme. C’est pour nous une question de conscience que de l’affirmer, aujourd’hui comme hier. Il est à peu près certain que des enfants de notre église ont donné leur vie pour combattre cette doctrine. S’humilier de ses péchés, ce n’est pas maintenant, abdiquer devant elle. C’est en donnant nos vies à
Jésus-Christ, au service de son évangile, de son Eglise universelle, que nous serons dans la fidélité et la véritable humilité.

A cet appel à l’humiliation chrétienne, nous voulons, frères et soeurs, ajouter quelques exhortations que nous vous adressons au nom de notre Seigneur Jésus-Christ.

D’abord, abandonnons aujourd’hui toutes nos divisions entre chrétiens, et toutes nos chicanes entre Français. Cessons de nous étiqueter, de nous désigner les uns les autres par ces termes où nous mettons du mépris : droite et gauche, paysans, ouvriers, intellectuels, prolétaires ou possédants, et de nous accuser mutuellement de tous les méfaits. Recommençons à nous faire confiance les uns aux autres, et à nous saluer et à nous accueillir, en nous rappelant à chaque rencontre, comme le faisaient les premiers chrétiens, que nous sommes frères et soeurs en Jésus.

Ensuite, ayant abandonné ces méfiances et ces haines, ainsi que les passions politiques auxquelles elles sont accrochées, groupons-nous décidément autour de Jésus-Christ, le chef de l’Eglise universelle, et adoptons, comme source de pensée, d’obéissance et d’action, son évangile rien que son évangile.

Enfin comprenons que le retour à l’obéissance nous oblige à des ruptures, ruptures avec le monde, ruptures avec des manières de vivre que nous avions acceptées jusqu’ici. Des pressions païennes formidables vont s’exercer, disions-nous, sur nous-mêmes et sur nos familles, pour tenter de nous entraîner à une soumission passive à l’idéologie totalitaire. Si l’on ne parvient pas tout de suite à soumettre nos âmes, on voudra soumettre au moins nos corps. Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les armes de l’Esprit. Nous faisons appel à tous nos frères en Christ pour qu’aucun n’accepte de collaborer avec cette violence, et en particulier, dans les jours qui viennent, avec la violence qui sera dirigée contre le peuple anglais.

Aimer, pardonner, faire du bien à nos adversaires, c’est le devoir. Mais il faut le faire sans abdication, sans servilité, sans lâcheté. Nous résisterons, lorsque nos adversaires voudront exiger de nous des soumissions contraires aux ordres de l’Evangile. Nous le ferons sans crainte, comme aussi sans orgueil et sans haine.

Mais cette résistance morale n’est pas possible sans une rupture avec les esclavages intérieurs qui depuis longtemps dominent sur nous. Une période de souffrance, de disette peut-être, s’ouvre pour nous. Nous avons tous plus ou moins vécu dans le culte de Mammon, dans le culte du bien-être égoïste des petites familles, du plaisir facile, de la paresse, de la bouteille. A présent, nous allons être privés de beaucoup de choses. Cependant nous serons tentés de tirer notre épingle du jeu et de profiter encore de ce qui nous reste ou même de dominer sur nos frères. Sachons abandonner, frères et soeurs, notre orgueil et notre égoïsme, notre amour de l’argent et de notre confiance dans les possessions terrestres, apprenons à nous reposer, pour aujourd’hui et pour demain, sur notre Père qui est aux cieux, à attendre de lui le pain quotidien et à le partager avec nos frères, qu’il nous faut aimer autant que nous-mêmes.

Que Dieu nous libère des inquiétudes comme des fausses sécurités, qu’il nous donne sa paix que rien ni personne ne peut enlever à ses enfants, qu’il nous console dans nos deuils comme dans toutes nos épreuves, qu’il daigne faire de chacun de nous des membres humbles et fiers de l’Eglise de Jésus-Christ, du corps de Christ, dans l’attente de royaume de justice et de l’amour, où sa volonté sera faite sur la terre comme au ciel.

  1. ↑1 publié avec la généreuse autorisation de Nelly Trocmé Hewett

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  1. Magnifique déclaration !!!!!!!


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